de Provence et de
photographie
Tout est affaire de grenouilles.
Le vieil étang
une grenouille y saute
le bruit de l'eau
Bashô (1644-1694) est reconnu comme le père de cette forme littéraire qu'est le haïku, même si le terme lui en est postérieur. Dans ce fameux haïku le batracien se dissout dans l'élément liquide, retourne à l'origine du monde -PLOC !- Il faut préciser que Bashô est bouddhiste.
Son contemporain Jean de La Fontaine, il mourra un an après lui, est lui satiriste. Sa "Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le boeuf" se dissout elle aussi dans le néant mais c'est en explosant de vanité et d'un orgueil démesuré. Elle "s'enfla si bien qu'elle creva". Pour La Fontaine la grenouille est "fort sotte et fort peureuse"; ne choisit-elle pas comme roi une grue qui l'engloutira ?
Chez Bashô nulle trace d'anthropomorphisme, aucune volonté moralisatrice. Sa grenouille est avant tout grenouille et elle ne fait qu'un avec le vieil étang. A la fin seul reste le bruit de l'eau et le silence qui le suit coïncide avec celui qui suit le poème lu. C'est là toute la magie et la réussite du haïku.
Grenouille ravie
sur le bord du monde assise
à quoi rêves-tu ?
Dans ce haïku il est question d'extase, d'enlèvement ; la grenouille est ravie au monde qui l'entoure. Monde qui pour elle n'est qu'un bassin carré mais tout monde a ses limites. Elle est sur le bord et rêve. D'ailleurs rêve-t-elle ou attend-elle patiemment la libellule de passage ? Peut-être même ne fait-elle que se charger de l'énergie du soleil ? Le vieux sage zen Bashô sous son bananier en est son reflet. En Provence le "ravi" est ce santon de la crèche qui n'est pas que l'imbécile heureux, l'idiot du village, mais celui qui a le regard et l'innocence de l'enfant, le regard du haïkiste.
Pour en finir et laisser en paix ces sympathiques batraciens que dire des grenouilles peintes par Qi Baishi (1864-1957) sinon leur espièglerie ?
La peinture ici se fait haïku et tout est dit avec de l'encre et de la lumière.
Si dans sa forme le haïku est intrinsèquement japonais sa transplantation en Occident semble possible et s'adapter assez bien à notre syntaxe, notre métrique. C'est surtout par son état d'esprit et son universalité qu'il réussit à s'acclimater. Van Gogh, homme du nord, ne voyait-il pas la Provence comme le Japon du Midi ? "Ici on voit avec un oeil plus japonais" écrivait-il à son frère Théo. Après tout "inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître" lui répond le cinéaste Chris Marker.
Les haïku de Petits riens ont-ils une saveur provençale, un goût de thym ou la légèreté des fleurs d'amandiers ? En tout cas ils ont tous été écrits entre les montagnes et la mer Méditerranée et pour la plupart sur les quelques ares de mon jardin.
Pourquoi voyager
puisque le ciel sans limite
autour de nous tourne
Dans "Voyage autour de mon jardin" (1845) Alphonse Karr écrivait que le bonheur n'est pas un rêve, "une rose bleue, le bonheur est l'herbe des pelouses, le liseron des champs, le rosier des haies, un mot, un chant, n'importe quoi". Sur ces quelques ares de jardin microcosme et macrocosme, proche et lointain ne font qu'un et c'est ça aussi l'esprit du haïku.
Le monde
est devenu
un cerisier en fleurs
Ryôkan
La montagne au loin
reflet dans les prunelles
d'une libellule
Buson
"La photographie est un couperet qui dans l'éternité saisit l'instant qui l'a éblouie" -Henri Cartier-Bresson (1908-2004)- Le haïku aussi est un arrêt sur image, une pause dans le flux de la vie ; la feuille s'est immobilisée dans le courant, la grenouille est suspendue entre ciel et étang. Il tient lui aussi de l'éblouissement, d'un temps en suspens et de l'éternité tout à la fois. A propos de photographie Cartier-Bresson se réfère à l'art Zen du tir à l'arc : "Il faut mettre sur une même ligne de mire la tête, l'oeil et le coeur". N'est-ce pas aussi définir le haïku ? Ou encore : "C'est la photo qui nous prend". De même on n'écrit pas un haïku, c'est lui qui s'impose, qui s'imprime en nous.
Mais la photo a ses limites, elle est saturée d'informations parasites. Elle remplit le cadre, le vide n'est pas son fort. Pour rendre l'esprit du haïku, sa distanciation et sa proximité conjointes, mieux vaudrait alors le dessin. Nous y retrouverions les grenouilles malicieuses de Qi Baishi, les poissons à l'oeil étonné de Chu Ta et les kakis de Mu Qi.
Tirés du néant
six kakis ni plus ni moins
posent pour le peintre