Dès octobre la Provence se pare des couleurs automnales des plaqueminiers, les "arbres à kakis"; pas un village qui n'en ait au moins un. Deux mois plus tard il ne reste plus que ces boules rouges suspendues aux branches dénudées.
Toutes photos et haïku, Hervé Colard
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De la lune
tombe légère
une feuille de kaki
Santoka Taneda
Si le plaqueminier est originaire de Chine et a tôt conquis le Japon et la Corée où il est fruit national, il n'est connu en Europe que depuis le XVI e siècle, décrit alors par le père Jésuite italien Matteo Ricci. Ce n'est que beaucoup plus tard que cet arbre s'implante en Provence.
En Chine Corée ou Japon le kaki se mange aussi séché. Au Japon il était même le seul édulcorant utilisé jusqu'au XVII e siècle où on commença à maîtriser les techniques d'extraction du sucre de canne. Il faut dire que ce fruit est un concentré de glucose, près de 20%. C'est aussi une ressource de vitamines A, C et d'antioxydants.
S'il existe de nombreuses espèces de kaki, le plus commun en Provence est le Muscat de Provence, plus petit, plus rond, plus rouge que les kakis que l'on trouve dans les commerces; ces kakis israéliens, espagnols et autres "persimons" qui n'ont souvent du kaki que la douceur. Un bon kaki est à l'origine astringent, âcre au goût, et ce n'est qu'à son plus haut degré de maturité qu'il n'agresse plus les muqueuses et révèle tout son suc. Et c'est alors un nectar que l'on avale, un concentré de soleil.
Le calme discret des kakis
absorbe le soleil
au plus profond
Maeda Fura
Il est donc facile de comprendre que le kaki ne se prête pas au jeu du commerce : trop mûr, et il faut qu'il soit trop mûr, même déjà blet, il ne se conserve pas longtemps, déteste voyager et ne supporte pas d'être manipulé.
Cueilli juste avant qu'il ne chute ou éventuellement ramassé au sol, mais c'est alors une flaque de kaki, il doit être consommé dans les plus brefs délais. Dans l'assiette il commence à s'effondrer sur lui-même, sa peau légère ne suffisant pas à le maintenir. Là où était la queue du fruit quelques gouttes commencent à perler. Un coup de couteau délicat libère une chair luisante, entre le rouge et l'orangé. La cuillère plongée dans cette confiture translucide rencontre des zones coulantes, d'autres gluantes et parfois, près de la peau, une fermeté récalcitrante. En bouche toutes ces différentes textures offrent la même variété de sensations gustatives.
Mais ce qui fait aussi le charme de ce fruit c'est qu'il est impossible à manger proprement; dégoulinant dans l'assiette, glissant sous la cuillère, s'échappant aux commissures des lèvres.
Nous avons vu la fascination des Japonais pour ce fruit, prêts à payer très cher pour quelques kakis mûrs. Les haïjin bien sûr ne sont pas en reste et le père du haïku moderne lui-même, Masaoka Shiki ("Petit Coucou"), en a fait son apologie.
Kaki kueba
Kane ga naru nari
Hôryuji
Poème qui pourrait se traduire par:
Mangeant un kaki
la cloche résonne
Hôryuji*
* Nom du temple le plus ancien de Nara, ancienne capitale nipponne.
Et quelle plus belle épitaphe que celle écrite par Shiki :
Dites-leur bien
que j'étais un mangeur de kakis
aimant les haïku
S'il n'était mort à 35 ans, à l'aube du XXe siècle, combien de kakis aurait-il pu savourer !
Difficile aussi, parlant de kakis, de ne pas évoquer le peintre chinois mythique Mu Qi.
Toutes les couleurs, tous les différents degrés de pesanteur, toutes les variantes de vide et de plein sont réunis dans ces quelques fruits tracés d'un trait assuré et économe. Sur un fond vide et abstrait, et pourtant bien présent, les kakis alignent leurs idéogrammes de queues et déclinent les variations entre cercle et carré : le kaki ou la quadrature du cercle !
Hommage à Mu Qi, photos Hervé Colard